Toute cette tension ! Je peux presque la sentir, la toucher, la goûter, tellement elle est forte, partout autour de la maison. S’ils savaient que tout est déjà terminé, dehors, peut-être se calmeraient-ils. Peut-être se craqueraient-ils les jointures avant de venir me flanquer la correction que je mérite, pour ensuite m’abattre plus ou moins froidement et clamer le lendemain leur héroïsme quand, ayant envahi courageusement le bastion du jeune forcené, ils en seraient finalement venu à bout après une fusillade épique qui aurait pu tous les voir périr, tant l’adversaire était coriace. Mais ils ne savent rien, et ils ne feront rien tant qu’ils croiront la victime toujours vivante et en mon pouvoir.  

Pour ma part je commence à m’ennuyer ferme. Cela fait longtemps que la femme, elle, ne l’est plus tellement, ferme, et je suis dégoûté juste à l’idée de lui retoucher. C’est agréable un moment, quand le sang est encore chaud dans les veines, les yeux encore humides de larmes salées, mais ensuite le plaisir s’éteint peu à peu, pour finalement disparaître complètement. Sans électricité ni nourriture, sans rien pour m’occuper, je reprends tranquillement mes esprits. Je revois le visage de mes parents, je me souviens de ce que ma mère a fait au souper il y a trois jours, de mes occupations habituelles, avant que je ne détruise ma vie pour une folie aussi irrationnelle qu’inattendue, et sans retour possible.  

Submergé par la honte, je pousse un cri de rage, si puissant qui ma gorge en brûle et que je m’étouffe lamentablement. Humilié, je me fracasse le crâne contre un mur de plâtre, qui cède sous la violence du choc. Pourtant, je ne ressens rien. Un filet de sang coule lentement de mon front vers mes yeux, descend le long de mon nez et tombe sur mes lèvres. La saveur me répugne. Qu’est-ce qui a bien pu me prendre de vouloir goûter celui de cette femme ? Qu’ai-je donc fait de moi, et d’elle ? Qu’est-il arrivé que je me retrouve ici, confiné dans cette maison miteuse et abandonnée, maintenant cernée de toute part par une impressionnante escouade de policiers armés jusqu’aux dents et de journaliste avide d’images chocs ?  

Lentement, j’empoigne le revolver de mon père, un 357 magnum classique, demeuré sur la table de la cuisine depuis le début de cette catastrophe, de cette folie. Le canon est froid contre ma tempe, une fraicheur agréable, car je me rends compte que je suis couvert de sueur et qu’il fait une chaleur torride, et que l’air empeste la charogne. Suis-je vraiment allez aussi loin dans le délire ? Pourquoi est-ce seulement maintenant que je m’aperçois de tout ce qui m’entoure réellement ?  

Encore plus lentement, je repose le revolver sur la table. Il me faut réfléchir. Je prends une couverture toujours propre et la dépose doucement sur le corps abimée de ma victime. Ce sont mes yeux, désormais, qui sont humectés de larmes, mais mon corps, comme le sien, a perdu toute chaleur. Une dernière réflexion s’impose. Je ne veux pas comprendre ce qui est arrivée à l’adolescent de dix-sept ans que j’étais, il y a deux jours. Je ne mérite pas cette attention. Elle, oui. Je veux la revoir vivante, la connaître davantage, la connaître mieux que quiconque en ce monde. Mais pour ça, je devrai revivre les derniers instants de sa vie, à partir du moment où nos chemins se sont fatalement croisés, dans cette petite Caisse populaire, à quelques pas seulement d’ici, là où la folie s’est emparée de moi.  

Dans une heure, le négociateur voudra de nouveau me parler. Il sera impatient, les policiers aussi. Tout le monde aura très hâte d’en finir avec cette histoire. En attendant ce moment ultime, je m’apprête à commettre une dernière folie. Un retour à la case départ…  

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Le narrateur – Vincent Dubois  

La victime – Demetra Hardy