Il était jeune. Il ne devait pas avoir passé plus de dix hivers en ce monde et déjà son innocence était loin derrière lui. Son père était récemment mort de la fièvre et sa mère en était encore grosse. Elle attendait son septième enfant. Cela faisait beaucoup de bouches à nourrir, beaucoup trop de bouches pour ce qu’il y avait en réserve pour la saison froide. Les trois pièces d’argent dissimulées sous le plancher de la hutte familiale ne changeraient rien à la misère qu’il faudrait encore endurer d’ici le retour du soleil.  

Le jeune garçon passait ses nuits à tenter de trouver une façon d’assurer les besoins vitaux de sa famille, en compagnie de son frère aîné. Celui-ci prévoyait d’entrer à Stalbosk dès que sa mère mettrait bas pour offrir ses services à l’Empereur, peut-être en tant que garçon d’écurie. On disait que le salaire était relativement bon malgré des conditions de travail difficiles. Ce serait toujours mieux que de voir les membres de sa famille mourir les uns après les autres. L’aîné ne se faisait pas d’illusion sur ses chances d’être admis à la haute forteresse de Tsikhar, lui qui n’avait guère d’éducation. Malgré tout, il ne laissait rien paraître de ses doutes devant ses cadets.  

Deux mois après la naissance de sa plus jeune sœur, il déménageait à Stalbosk, contre toute attente. À partir de cette époque, il n’avait remis les pieds dans la hutte familiale que quelques rares fois par ans, souvent tout juste avant les longs hivers. Il s’informait alors de la santé de sa mère, de ses frères et de ses sœurs, et repartait le jour même, après avoir soigneusement déposé une généreuse bourse sous le plancher. Selon ses dires, il ne dépensait rien de ce qu’il gagnait aux écuries et vivait dans les bonnes grâces de l’Empereur. Cette dernière allégation était un bien doux euphémisme.  

***  

Stalbosk. La forteresse se dressait, inébranlable, au sommet d’une haute falaise de pierre noire. Elle était autrefois un contrefort stratégique de haute importance, située à l’embouchure d’un grand fleuve qui se déversait dans la mer de l’ouest, par delà laquelle vivaient les Chasseurs des Eaux. Le fleuve n’avait aujourd’hui plus rien de sa vigueur naturelle et tout commerce avec les Chasseurs avait cessé subitement depuis déjà plusieurs décennies. Personne n’entendait plus parler d’eux entre les murs de Stalbosk et les conteurs affirmaient qu’ils étaient tous morts. De quoi ? Nul ne pouvait dire.  

Bleda se tenait sur le bord de la route délabrée et regardait la longue procession de miliciens qui rentraient à la forteresse. Leur nouveau chef, Cerdic le Chacal, un homme dont la renommé était maintenant reconnue partout en Tsikhar, ramenait ses guerriers victorieux à la maison, après une longue campagne contre les Démons du Nord qui assaillaient les côtes du royaume depuis des mois, détruisant tout sur leur passage. La troupe était peu nombreuse et les badauds ne s’étaient pas déplacés en masse pour assister à son retour. Il y avait fort à faire en cette période de l’année, puisque l’hiver approchait et les récoltes, partout dans le royaume, avait été désastreuses à cause de cette brume funèbre qui avait recouvert le continent entier durant près d’une Lune. Mais Bleda lui ne se préoccupait pas des malheurs de Tsikhar.  

Tout juste venu de Gué-de-Sable, bien au sud de Stalbosk, Bleda se trouvait à la haute forteresse en quête d’informations qu’il n’avait pu obtenir ailleurs. Il avait appris par hasard que l’homme qu’il détestait le plus au monde avait été châtié par l’Empereur pour hérésie et haute trahison. Des crimes habituellement passibles de la pendaison pour le commun, mais qui n’avait valu au Chef de la Milice que d’être chassé du Duché de Stal, de Kharman et de Bory. De tout l’ouest du continent en fait. Où il s’était réfugié, nul ne le savait précisément, mais pour sur il n’avait certainement pas quitté Tsikhar. Là où se trouvait la Sorcière se trouvait aussi Attila le Laquais, s’était laissé dire Bleda. Or il s’était aussi laissé dire que Cerdic le Chacal projetait d’abattre bientôt la Montagne du Supplice, profitant de l’accalmie dans les combats contre les Démons du Nord. Eh bien ! S’il fallait rejoindre la milice quelque temps pour se rapprocher de l’ancien outil de torture de l’Empereur, Bleda n’allait certainement pas faire trop long examen de conscience. La fratrie passait avant tout, clamait-on allègrement à Gué-de-Sable !  

***  

Tout était si froid. Tout était si sombre.  

La Sorcière du Supplice se tenait au sommet de sa tour poussiéreuse, immobile depuis des heures, scrutant les étendues sauvages et désertes qui s’étendait autour d’elle à perte de vue. À sa gauche, légèrement en retrait, Naethiann ne pouvait s’empêcher de trembler. Elle était transie de froid et pris de vertige tant la fatigue l’accablait mais elle se refusait à quitter sa maîtresse. Celle-ci était tellement absorbée par son observation que n’importe quel prédateur aurait pu s’approcher d’elle et l’attaquer sans même qu’elle ne s’en aperçoive. Naethiann l’avait souvent regardée pratiquer son étrange magie et elle savait que la Prêtresse s’en trouvait toujours fortement épuisée, au point de ne plus pouvoir marcher durant des jours. Les deux femmes avaient hésité à se lancer dans une pareille entreprise mais la nécessité avait voulu qu’elles le fassent malgré tout. L’enjeu était trop grand. Il fallait trouver le Chacal avant qu’il ne finisse de retirer toute parcelle de vie du Royaume de Tsikhar.  

La jeune Naethiann songeait aux nombreux événements qui avaient ébranlé le cours de son existence depuis l’arrivée impromptue un jour d’un chef milicien cruel et imbu de sa personne à la porte de la Tour du Supplice. Prêtresse Ahyan l’avait alors utilisé et transformé à sa guise pour qu’il traque le Chacal à sa place, le redoutable Adversaire de la vie. Jamais elle n’avait imaginé qu’un simple homme, aussi puissant fut-il, reviendrait du Plateau Cendreux avec la bête à ses trousses. Cela lui avait d’ailleurs valu la mort, une mort sanglante et douloureuse. Mais voilà qu’aujourd’hui elle était là, à l’endroit même où le Chacal l’avait violemment brisée quelques mois plus tôt, et sur les épaules de sa Montagne dormait maintenant une petite armée d’Ombres, créatures effroyables qui s’opposaient eux aussi à l’Adversaire. Et le milicien n’était plus. Sacrifié aux Ombres pour sa prêtresse, de son propre gré. Un acte noble pour un cœur anoblit dans les derniers milles de la vie. Et Naethiann le pleurait tout autant qu’Ahyan.  

La servante se remémorait les traits de l’homme qu’elle avait accompagné dans la Forêt des Ombres et qui n’en était jamais ressorti lorsqu’elle vit s’effondrer la Prêtresse sur le plancher noir et dur du sommet de la Tour. Son observation était terminée. Naethiann penchée sur elle, elle murmura avec lenteur. « La milice… vient. L’Adversaire… vient. La vengeance… vient. » Alors, elle sombra dans un profond sommeil. Loin, très loin, au bas de la montagne, quelqu’un poussa un long cri plaintif, à en glacer le sang d’un sourd, qui se répercuta en écho dans la vallée durant de longues minutes.  

Les Ombres aussi sentaient le Chacal.  

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Cerdic le Chacal – Raoul Camacho  

Bleda – Nathan Richardson  

Naethiann – Estelle Huntley  

Prêtresse Ahyan – Kim Ono  

BO du film – From the Dark Past- Mayhem  

Carte : http://img293.imageshack.us/img293/430/royaumedetsikharident.jpg