Larry Dickson déteste ce boulot. Au volant de sa dameuse – ou plutôt de ce qu’il appelle son « chasse-neige », comme disent les gosses – l’homme d’une cinquantaine d’années au ventre proéminent et au crane dégarni jette un coup d’œil à son smartphone pour vérifier l’heure. Minuit. La nuit est loin d’être terminée et il lui restera encore pas mal de travail quand il aura fini de damer la neige de l’unique piste rouge de la Station de sports d’hiver de Snoway. La saison hivernale débute dans les prochains jours et il faut que tout soit prêt pour accueillir les skieurs de la région. Au moment où son téléphone s’éteint et le refait replonger dans une obscurité presque totale, Larry aperçoit furtivement une silhouette immobile, une trentaine de mètres sur sa droite.  

- Qu’est-ce que…  

Il fait pivoter son véhicule sur le côté afin que les phares puissent éclairer l’inconnu mais le temps de la manœuvre, il n’y a plus personne. Larry jette un œil à sa quatrième bouteille de bière entamée depuis qu’il a pris son service et finit par hausser les épaules. Si un connard de touriste a décidé de se paumer dans la forêt, c’est son problème. Ainsi, il embraye et s’apprête à repartir mais le moteur de la dameuse toussote et, après quelques râles qui secouent littéralement l’engin, finit par stopper net dans un dernier gémissement. L’employé ouvre la portière et, à la lumière de sa lampe de poche, descend sur la piste afin d’inspecter le moteur de son outil de travail.  

- Matos de merde. ‘Commence à m’faire chier…  

Avec difficulté, l’homme soulève le capot et inspecte la machinerie. Sa lampe éclaire les rouages et les courroies mais il ne semble rien trouver de concluant. Un vent glacial et pénétrant commence à se lever et, instinctivement, Larry relève le col de son manteau. Un léger craquement se fait entendre dans son dos et il se retourne très vite. Rien à signaler… si ce n’est une odeur désagréable qui commence à lui chatouiller les narines. Faisant le tour du « chasse-neige », Larry découvre très vite le nœud du problème : une fuite de carburant souille la neige à l’arrière de l’engin et déjà les dernières gouttes semblent avoir quitté le réservoir.  

- Bordel de…  

Les derniers mots de Larry sont éloquents. Très vite, il remarque que la réserve d’essence a subi un choc peu banal : une écorchure d’une trentaine de centimètres tranche le métal, tel un sourire moqueur. Instinctivement, l’employé de Snoway se retourne. Ses yeux expriment alors une terreur inhumaine mais aucun cri ne sort de sa bouche. Après un bruit sourd et légèrement humide, la tête de Larry Dickson roule dans la neige sur quelques mètres, avant de stopper au bout d’une longue trainée de sang…  

***** LA PISTE ROUGE *****  

https://www.youtube.com/watch?v=Wq0H-1IuaY8  

Les montagnes de la région de Snoway sont aussi belles qu’éloignées du reste du monde. Pour se rendre dans la petite station de ski, il faut emprunter une route tortueuse qui slalome entre des épicéas bicentenaires. Par cette belle matinée, c’est ce que fait avec difficulté un minivan Volskwagen à la peinture écaillée et qui crache un vieux tube rock.  

- Sérieux, tu nous emmènes où, Dan ? J’commence à flipper, man.  

Le conducteur (Danny Attree), un jeune homme d’une vingtaine d’années aux muscles saillants et au sourire plus blanc que la neige, se tourne vers l’auteur de la remarque. Celui-ci est un jeune black du même âge, habillé d’une épaisse doudoune orange fluo et arborant un joint monumental à la main droite.  

- Fais pas ta fiotte, Marley. Et éteins-moi cette saloperie, j’crois que Mindy a envie de gerber.  

Les deux garçons lancent un regard moqueur en direction de la jeune femme assise à l’avant à côté de Dan. Mindy est l’archétype de la pom-pom girl décérébrée. Sa chevelure blonde tombe sur un gilet matelassé et décolleté alors que ses longues jambes allongées sur la plage avant du véhicule ne sont dissimulées que par un collant bien mince.  

À l’arrière, deux autres jeunes gens occupent la banquette arrière. Il y a Marvin, un garçon au regard sérieux, plongé dans un livre de physique quantique, et Charista (Jenny McCole), une fille plutôt discrète dont les yeux se perdent à travers la fenêtre du minivan. Bien qu’officiellement en couple avec Mindy, Dan lance régulièrement des coups d’œil aguicheurs à Charista.  

Le voyage n’est pas désagréable et se déroule dans la bonne humeur car les cinq étudiants comptent bien profiter de leur premier Winter Break pour s’éclater sur les pistes enneigées de Snoway. Seul bémol, ils n’y ont jamais mis les pieds et ne cachent pas leur déception lorsque le van entre lentement dans le hameau. Le nez collé aux vitres, Marley ne peut pas s’empêcher de se plaindre.  

- C’est quoi c’t’embrouille, mec… On va crever, ici…  

Les quelques bâtiments qui composent la ville de Snoway n’ont effectivement pas fière allure. Le béton s’écroule de tous côtés et on se demande comment les bicoques font pour rester debout et ne pas être balayée par le vent qui souffle avec violence. Même Dan a une moue dubitative.  

- Ouais, j’avoue, ça correspond pas vraiment à la photo de l’annonce. C’est craignos.  

Mais ce qui saute aux yeux de Charista, ce sont les rues quasi désertes et les pistes qui ne semblent pas plus fréquentées. Les rares passants qui arpentent le trottoir ont un regard fuyant.  

Le van finit par se garer devant un chalet situé au milieu des sapins, un peu à l’écart du reste de la station. Les jeunes gens éprouvent un frisson à la vision de leur futur logement. Probablement le froid… Ou bien, c’est la proximité de cette ombre, cachée entre les arbres, mais que personne ne semble remarquer.  

Le lendemain, tout semble oublié. Le groupe d’étudiants est déjà sur les pistes et dévalent les pentes à toute vitesse sur des skis ou un snowboard.  

- Wouhou !!!  

Le fait d’être seuls ne semble pas les gêner et, hormis Marley qui se traine lamentablement, ils effectuent des figures et des sauts dignes de professionnels. Ainsi, la journée avance et déjà il faut penser à rentrer. Dan, qui a l’habitude de prendre les choses en main, désigne une piste qui descend dangereusement.  

- Allez, on s’fait la piste rouge une dernière fois !  

Et sans attendre de réponse, le beau gosse de la bande se lance dans la descente tout schuss, suivi immédiatement par Mindy, Charista et Marvin.  

- Faites chier les mecs, j’ai juste envie d’un chocolat chaud et d’un bon tarpé, moi.  

Plus personne n’est là pour entendre le pauvre Marley qui doit se résoudre à entreprendre la descente avec maladresse. À la moindre bosse, son cœur s’emballe. Il sent ses skis déraper et lui échapper dès qu’il prend de la vitesse. Néanmoins, il parvient à la remontée mécanique, un téléski qui doit dater d’avant sa naissance. Au même moment, il croise ses camarades qui ont déjà entrepris la remontée, chacun accroché à une perche.  

- Bâtards. Laissez-moi en galère.  

Avec difficulté, il arrive enfin dans la rangée où attendent les perches, prêtes à tracter les skieurs vers le sommet de la piste. Au moment, où il s’apprête à saisir la première tige de métal glacé, Marley remarque la présence de quelqu’un, sur le côté. Une silhouette imposante aux cheveux longs et dégoulinants.  

- Qu’est-ce qu’il fout ? Ca fait un quart d’heure qu’on se gèle le cul !  

Mindy et les autres perdent patience. Marley ne les a toujours pas rejoints. Alors que les garçons se préparent à redescendre pour savoir ce qu’il en est, Charista tend l’oreille.  

- Attendez ! Il arrive je crois !  

Effectivement, le son d’une perche raclant la neige se fait de plus en plus proche, et celle-ci finit par apparaître devant eux, au sommet de la butte marquant l’arrivée du parcours. Mais pas de Marley. Seulement une espèce de longue chaussette rouge et blanche nouée à l’extrémité de la perche qui semble s’étirer à l’infini au-delà de la butte d’arrivée. Un bruit sourd se fait entendre et le téléski se stoppe brutalement. La perche s’immobilise ainsi et les jeunes gens se rapprochent. Dans un premier temps, ils remarquent la couleur rosâtre que prend la neige autour du tuyau mou qui redescend dans la pente. En se rapprochant du bord et en se penchant vers le bas de la pente, ils comprennent enfin et Mindy ne peut s’empêcher de lâcher un cri aussi aigu que puissant. Quelques mètres en contrebas, le corps inerte de Marley gît sur la neige dans le sillon tracé par la perche. Une large balafre découpe sa doudoune orange fluo et son ventre, duquel s’extirpe l’autre extrémité de l’appendice noué à la perche. Ses intestins.  

La nuit est tombée et la dernière voiture de police a quitté le chalet. L’un des officiers du comté voisin s’est longuement entretenu avec les jeunes skieurs et leur a conté l’histoire mystérieuse et inquiétante d’un enfant qui aurait été oublié lors d’une classe de neige, il y a quarante ans en arrière. Depuis, les anciens du village racontent qu’il erre toujours dans la montagne, assoiffé de vengeance. Les étudiants hésitent entre ricaner ou frissonner de terreur.  

Une fois le calme revenu et leur solitude retrouvée, les jeunes gens décident de repartir dès le lendemain. La mort de Marley a gâché leurs vacances et ils ne sont plus d’humeur à dévaler les pistes.  

- On se caille. J’vais chercher du bois. J’fais vite.  

Dans la petite pièce qui précède l’entrée et où sont entreposés les skis, Mindy attrape sa grosse veste et enfile ses moon-boots rose bonbon. Elle met le pied dehors et referme la porte dans un grincement sordide qui vient casser le silence de la nature enneigée. Malgré la faible lueur de l’unique ampoule qui éclaire le perron, elle distingue le tas de bois situé à quelques mètres le long du mur de la bicoque. Ses pas écrasent la neige, alors qu’une légère fumée blanche sort de sa bouche. Arrivée devant les bûches, elle s’accroupit et commence à se saisir d’un premier morceau de bois. Tout à coup, les poils de sa nuque se hérissent. Un vent glacial la saisit et elle se lève lentement, jetant un coup d’œil périphérique. Rien en vue.  

- Allez, bouge ton cul, Mind’.  

La pom-pom girl commence à se demander pourquoi elle est sortie seule et surtout pourquoi personne ne l’a accompagnée. Elle attrape les deux premières bûches qui font l’affaire et se précipite vers le chalet, accélérant le pas comme si elle était poursuivie. Dans un mouvement désespéré, elle pousse la porte d’entrée avec son épaule et tombe en arrière, sur les fesses, dans la petite pièce surchauffée, où elle retrouve une chaleur et une luminosité rassurantes. Elle voit la porte qui se referme lentement devant elle, cachant définitivement l’image inquiétante de la sombre forêt.  

Une main se pose sur son épaule. Mindy sursaute.  

- Putain, Dan, tu m’as fait peur…  

Elle attrape alors cette aide providentielle pour se relever. La main est puissante… mais elle est surtout incroyablement humide, dégoulinante même. Mindy se retourne alors. Un visage défiguré, arborant un sourire diabolique et entouré par de longs cheveux noirs et luisants lui fait face. Alors qu’elle s’apprête à hurler à s’en déchirer les cordes vocales, la main de l’inconnu vient se placer rapidement devant sa bouche.  

Au bout de quarante-cinq minutes, les autres finissent par s’inquiéter et décident de monter une expédition de recherche dans la forêt. Malgré la nuit, le froid et la neige profonde ils avancent lentement, remontant le versant de la montagne au milieu des arbres. Tout à coup, Dan stoppe la marche de ses camarades en tendant un bras.  

- Éteignez vos lampes. Bougez pas, j’vais aller voir.  

Au loin, entre les arbres, ils distinguent une lueur. En s’approchant un peu, ils aperçoivent une cabane faiblement éclairée par une lampe à pétrole. En quelques foulées, le garçon se retrouve devant la porte de la petite cabane. Charista et Marvin le voit leur jeter un dernier coup d’œil inquiet puis pénétrer à l’intérieur. Le temps semble s’arrêter, comme si la nature et la nuit restaient en suspens. Et soudain, un cri se fait entendre en direction de la cabane. Un hurlement rauque et terrible.  

- Dan !  

Charista et Marvin se rendent en courant sur les lieux et le garçon défonce la porte d’entrée d’un coup d’épaule. Vision d’horreur : sur le mur qui leur fait face, est accrochée Mindy. Deux bâtons de ski lui transpercent les orbites oculaires desquels pendent les globes raccrochés seulement par de faibles filaments humides et sanguinolents. Ses pieds ne touchent pas le sol car les bâtons semblent profondément enfoncés dans le mur en bois, traversant ainsi le crâne de la jeune fille dont la jambe droite convulse légèrement.  

Marvin, la main sur la bouche, se met à reculer vers la porte et se heurte à un obstacle. Charista, en se retournant, ne peut plus réagir. Un homme de près de deux mètres, aux cheveux noirs dégoulinants d’eau a saisi le garçon d’une main et lui tranche lentement la gorge avec une hache de l’autre main. Le sang gicle avec abondance et la jeune fille se met à hurler. L’inconnu jette le corps de Marvin sur le sol et se dirige vers elle. Charista ramasse quelques boîtes de conserve et les jette à la tête du meurtrier, qui affiche un sourire démoniaque, avant de repérer une fenêtre par laquelle elle réussit à s’enfuir.  

Désormais seule, elle court droit devant elle et parvient à une zone un peu dégagée et éclairée par la pleine lune. Mais ce n’est pas une clairière. C’est la piste rouge. Elle reprend son souffle. La station, dont elle distingue les lumières, est en contrebas. Soudain, deux lumières aveuglantes s’interposent et l’aveuglent. Un moteur se met à gronder. En cachant légèrement ses yeux du revers de la main, elle distingue une dameuse… qui vient dans sa direction à toute vitesse. Alors, elle court dans la direction opposée en priant le ciel de l’épargner, sentant le sol trembler sous ses pieds et la machine qui se rapproche rapidement dans son dos.  

Elle croit être exaucée lorsqu’elle aperçoit une silhouette familière devant elle. C’est Dan ! Elle se jette dans ses bras.  

- Oh, Dan ! Je t’en supplie, aide-moi !  

- Mais… à qui crois-tu échapper, Charista ?  

Elle lève les yeux et constate avec effroi que le jeune homme affiche un grand sourire. Un sourire qui lui en rappelle un autre…