Paris 2014  

Rkm+ (Barry Van Handenhove) termine sa troisième ligne de coke backstage et, complètement défoncé, s'en revient sur la scène de la salle Jack Lang - là, il prend la ferveur parisienne "dans la face". C'est que "Rkm" est responsable du comeback le plus bluffant de la scène rap de ces dernières années.  

Son dernier coup fumant : avoir racheté coup sur coup un ancien théâtre dans un quartier chic de la capitale et avoir massivement investi dans une prestigieuse maison de stylisme. Oui, Rkm est un bon businessman - il le revendique d'ailleurs à longueur de chansons, se vantant d'autres exploits plus ou moins fantasmatiques et d'avantages que Dame Nature lui aurait attribués dans sa grande bonté : à le lire, il est tout simplement un dieu vivant et un "mâle alpha" unique ! Autour de lui, tout n'est que courtisans, posse composée de gardes du corps et conseillers, et une myriade de vrais-faux amis, mais lui connaît la musique : il sait qu'il doit durer pour "imprimer sa patte".  

Le lendemain du concert, il a d'ailleurs rendez-vous au cabinet de stylisme : il a ses idées sur les fringues que doivent porter les femmes, surtout les supermodels inaccessibles qui lui ouvrent le marché du grand luxe. Il sait qu'avec ses paroles un rien phallocrates et son air rebelle, il va ruer dans les brancards - ça lui plaît, c'est lui le boss, celui qui apporte l'argent.  

Il est chaleureusement reçu par le Directeur Général qui lui donne du "Monsieur" comme jamais il n'aurait osé l'imaginer de la part de pareil individu. C'est en revanche beaucoup plus frais chez la directrice des collections, Anna Bergeson (Demetra Tasz) qui s'est renseignée sur la vie et l'oeuvre du bonhomme - et pour cause : c'est elle qui en hérite. "Acquiescez à ce que l'actionnaire principal vous dira de faire, on trouvera toujours un moyen de s'arranger avec lui". C'est ça le mot d'ordre, "s'arranger". Mais Anna, elle, s'est faite toute seule, est rentrée dans la boîte il y a dix ans, a menti sur son âge à l'époque (17 ans) pour travailler. La couture, elle a toujours voulu faire ça, elle a monté les échelons jusqu'à occuper une place que toute la scène parisienne lui envie. Pardi : la compagnie a 80 ans d'âge. Et ce n'est pas un godelureau en baggy paramilitaire mal coupé qui va lui donner des ordres... Anna est une emmerdeuse, elle le sait. Mais elle a les moyens de ses ambitions.  

Rkm+, lui, sait qu'il a claqué 25 millions d'euros, que ça lui donne un vote majoritaire, que la boîte a vécu des jours meilleurs et qu'elle est en manque de liquidités. Ce qu'il veut lui, c'est de la sape portée par des babies à peine majeures qui catwalkent sur une estrade avec un bon gros groove aux fesses. Ouais, il est sûr qu'il va aimer ça : il se voit bien au milieu même que... OK, il a pas la taille-mannequin : 35 ans, 5 de coke, 10 d'amphés et 20 de bières... Il reprend une ligne blanche juste avant le rendez-vous.  

En état second, il en perçoit pourtant chaque élément, chaque mot, chaque regard, les mauvaises vibrations envers lui. Il en retire que la maison a un projet de "supermodel virtuel" sur l'estrade, ce que le Directeur appelle "une expérience en perspective supra-réelle" grâce à un programme nommé "The Fake" : "plus de problèmes avec les mannequins, plus de caprices, plus de salaires, plus de coke en loucedé" - la technique s'inspire du cinéma 3D, une projection multiple par plusieurs sources sur un axe qui crée l'illusion d'une personne mouvante sur scène. Il aime ça la technique, mais qui contrôle le mannequin ? Un gars, derrière un PC - les vêtements sont scannés en temps réel, les mannequins peuvent être de tous types, on peut même faire défiler des aliens avec de la sape griffée - cool. C'est peu de dire que le projet l'emballe, il monte sur la table de réunion et entame un slam d'enfer en face du reste du conseil d'administration, bouche bée. Rkm+ reste un garçon talentueux et - avant tout - un showman-né.  

Quand son manager le débriefe dans leur limousine peu de temps après la réunion, le jeune artiste apprend qu'il s'est porté volontaire pour donner de sa personne et se faire scanner, voire monter sur scène pour la prochaine collection Printemps/Eté. Rkm n'en a plus aucun souvenir - qu'importe : ça le botte.  

La "limo" prend la direction du Sud, bien loin des HLM et de la banlieue pourrie de son enfance.  

Trois mois plus tard, au sortir d'une tournée française à guichets fermés, Rkm s'enquiert des projets de la "Maison" comme il l'appelle. C'est Anna au bout du fil, qui lui annonce froidement le démarrage des premiers essais en imagerie 3D. Rkm sent qu'elle n'est pas chaude pour l'expérience, elle préfère le contact humain sur une estrade, elle ne croit pas aux bienfaits de cette technologie, de ce que va devenir la mode, blah-blah... - pendant qu'elle monologue, Rkm s'envoie une petite ligne de colombienne ramenée par son pote acteur Rocco S...  

Le trou noir.  

Il se réveille, quelques secondes plus tard pour lui, dans un environnement uniformément blanc et stérile. Son manager le regarde. Il a syncopé pendant qu'il était au téléphone, c'est Anna qui a donné l'alerte en entendant le bruit de sa chute. Il est resté une semaine aux urgences. Ils ont craint pour sa vie.  

Rkm+ n'en revient pas : il est presque mort et il a pas vu le truc de la "désincarnation" du corps, le tube blanc, les voix célestes, tout ce qu'on raconte de cool sur ce type d'expérience de laquelle on revient transformé parce qu'on a vu Dieu, Allah ou Elvis. Le manager n'a pu cacher au corps médical les excès de drogue de son poulain. "Ca pourrait faire du vilain dans la presse."  

Bôh, pas grave : "+" sait gérer - s'il a des problèmes, il fera amende honorable, comme d'hab', deux-trois concerts de charité pour les flics et les vieux, se fera voir avec le Ministère (Amer) de l'Intérieur dans les écoles, histoire de dire aux mômes "Ouaaaaiiiis, faites pas ça, kids" (ouais, ça coûte trop cher pour vous, commencez par le shit) - gruger son monde et prendre la pose, il sait faire Rkm. D'ailleurs, ça plaint bien aux politiques et à la TV. Bref, il ne s'inquiète pas trop - même quand son manager lui dit que les médecins ne s'attendaient pas à un rétablissement aussi prompt. Rkm met ça sur son exceptionnelle santé - un demi-dieu, il n'arrête pas de le clamer sur ses vidéos hebdomadaires sur YouTube.  

Il doit quand même une fleur à "Anna-la-frigide". 48h00 plus tard, il est remonté dans la capitale.  

Les tests "grandeur nature" sont en train d'être effectués dans une salle de spectacle louée pour l'occasion. L'effet est saisissant. Anna supervise les opérations : elle a trouvé un terrain d'entente avec son Directeur. Nouvelle technologie certes, mais ça se fera avec ses règles. Cette fille a du chien.  

Alors que le défilé commence, Rkm est surpris de se voir dans toute sa splendeur, au milieu de belles noires sorties d'un épisode d'une série TV ensoleillée. Il ignorait (ou ne se souvenait plus) qu'on l'avait scanné. Il ne peut s'empêcher de hurler, en plein milieu de la salle...  

"- Hé !!! Mais c'est moi... Oui baby, comme je suis beaauuuuu !!!"  

Le technicien interrompt immédiatement la démonstration. Anna sort des coulisses, furieuse. Elle pointe un doigt accusateur vers l'artiste : on a bien voulu de sa présence mais il ne faudrait quand même pas exagérer, quand elle demande un silence total, c'est un SILENCE TOTAL !!  

Rkm fait semblant de ne rien avoir entendu, il répète qu'il est beau, qu'il est encore plus beau sur la scène entourée de ces supermodels virtuels, qu'il est sûr qu'elles sont "virtuellement bonnes" et qu'il leur ferait bien la "virtuelle totale"...  

Anna se tourne vers le manager du rapper :  

"- Il va pas bien là - ou c'est son état normal ? Qu'est-ce qu'il a pris ? Vous avez vu quelque chose sur la scène ?  

- Euh non, je ne comprends pas - je n'ai pas vu le défilé, je viens d'arriver mais tout à l'heure il était sobre... Vous ne l'avez pas ... euh ... modélisé, par hasard ?"  

En guise de réponse, Anna plante son regard dans celui de l'agent - puis se met à rigoler de bon coeur avant de tourner les talons.  

La démonstration continue : les mannequins reprennent leur position initiale avec de nouveaux vêtements. Rkm note que son personnage a disparu. C'est dommage, il donnait du cachet à cette démo. Il se lève et va voir son agent : se voir sur scène, ça l'a inspiré...  

Il a une idée.  

(Script original)