Les coups de crayon donnait doucement vie à un personnage farfelu qui, sous son chapeau rouge, vivait une succession d'aventures humoristiques. Quelques coups de gommes rectifièrent les traits mal ajustés et le crayon reprit sa route, remplissant les bulles de la bande dessinée.  

Une sonnerie retentit, le crayon fut déposé.  

"Allo ?" fit une voix "Non, j'aurais encore besoin de quelques jours pour finaliser les planches... D'accord... Je vous envoie déjà ce que j'ai fait."  

Le téléphone portable retomba mollement sur le canapé, suivi d'Armel Lethan (Leila Elias) qui ne put empêcher d'exprimer un soupir. Elle était sur le point de signer le dernier album de "Jenny", l'héroïne qui l'avait suivi pendant deux ans maintenant mais qui n'avait finalement pas séduit suffisamment le public aux yeux de son éditeur.  

"Pas assez d'entrées. On est désolés." avaient-ils dit en lui expliquant que son contrat ne serait pas reconduit. Et comme les malheurs viennent toujours par deux, le propriétaire de son appartement lui fit lourdement remarquer que sans emploi elle ne pourrait plus payer le loyer. Les droits des consommateurs, ça n'était pas un sujet de grande importance à Londres. On trouvait de nombreux diplômés à la rue, sans emploi du jour au lendemain, sans foyer juste après.  

Sa main se déporta vers quelques paperasses. Elle avait déjà pris les devants pour ne pas rester à Londres. Malheureusement, sans proche en vie, elle n'avait nulle part où aller. Un ami lui avait conseillé d'effectuer un service civil.  

"La Nouvelle-Zéelande..." soupira-t-elle de nouveau.  

Le service civil ne lui apporterait qu'un maigre revenu mais lui permettrait d'avoir un logement et une grande partie de ses frais pris au compte de l'organisme en charge de la mission. L'ONG Dessine-moi un futur proposait un poste d'enseignant en Nouvelle Zéelande pour un professionnel du graphisme. La mission était intéressante, extrêmement valorisante, mais Armel se perdrait à l'autre bout du monde sans un seul ami sur place. Elle devrait repartir de zéro d'autant que le billet de retour n'était pas payé. Il lui faudrait peut-être même envisager de faire sa vie là-bas si la situation financière ne s'améliorait pas pour elle...  

Puis elle redéposa le papier et se releva vers la planche à dessin.  

"Allez, pas besoin d'y penser pour l'instant, c'est dans un mois..."  

- A l'autre bout du monde, un mois plus tard -  

Quelle chaleur... pensa-t-elle aussitôt. Elle avait quitté la dizaine de degrés Londoniens pour une trentaine bien humide. Le sentiment qu'un orage pouvait craquer à tout moment. Quelqu'un l'avait accueilli à l'aéroport et amené jusqu'à son nouveau logement. C'était petit, étroit, presque insalubre. Assise sur une chaise, elle tenait le dernier album de Jenny entre les mains, il ne se vendrait pratiquement pas lui non plus. Des années d'études, d'effort pour se terminer sur un échec.  

Il faut se ressaisir, j'ai un an devant moi pour cette mission  

L'ONG exigeait qu'elle donne cours dans plusieurs écoles de Wellington et particulièrement pour les communautés défavorisées. L'homme qui l'avait amené jusque là lui avait conseillé de visiter les abords de la capitale pour rencontrer la population Maorie.  

"Ce sont leurs enfants que vous aurez, vous savez !" avait-il dit.  

Maori...  

Elle ne savait d'eux qu'une chose : la danse que les All Blacks font au Rugby. Du coup, l'idée de se coltiner des bagarreurs ne l'intéressait vraiment pas. Toutefois, elle ne désirait pas rester dans son minuscule appartement, il était bien trop étouffant. Comme elle avait deux jours pour découvrir un peu la ville, elle en profita pour découvrir quelques endroits et en faire quelques portraits. La baie de Fizzroy avait un charme incroyable et donnait envie d'être dessinée. Mais c'est autre chose qui l'intrigua sur le chemin du retour.  

Un Maori ! fut-elle surprise de remarquer.  

L'homme était de dos, assis en tailleur sur la plage blanche de Lower Hutt. Son corps recouvert de tatouage avait persuadé Armel de son appartenance aux Maoris. Elle sortit son carnet et dessina avec précision les tatouages qu'elle distinguait. Ne voyant pas le visage, elle l'imagina et dessina un visage composés de tatouages tribaux si bien qu'elle se plongea dans un dessin un peu plus détaillé.  

"C'est ressemblant." fit une voix derrière elle, le crayon dérapa sur la feuille.  

Elle se retourna, le Maori qui était de dos se trouvait désormais derrière elle.  

"Savez-vous ce que signifient mes tatouages ?" lui demanda-t-il agréablement, toujours torse nu.  

Elle secoua la tête, intimidée et s'imaginant que l'homme avait dû passer une succession d'épreuves initiatiques pour arriver jusque là.  

"Ils évoquent mes erreurs, mes échecs, mes douleurs, mes peurs..." expliqua-t-il.  

"Mais... vous en avez beaucoup pourtant."  

"Je sais, j'ai cru qu'en me les tatouant je les surmonterais. Mais ce n'est pas aussi simple..." soupira-t-il avant de s'asseoir aux côtés d'Armel. "Vous me montrez vos autres dessins ?"  

Ravie, elle lui montra les différents dessins de paysage et finalement celui des tatouages qu'elle avait pris le temps d'observer. Un silence s'installa un peu tandis qu'il observait ce dernier dessin.  

"Pourquoi les tatouages de mon visage sont différents ?" demanda-t-il avec curiosité.  

Elle lui expliqua qu'elle les avait imaginé tels quels puisqu'elle ne le voyait que de dos. Mais dans la réalité ils étaient effectivement très différents. Elle s'empressa de s'excuser, croyant que cela vexerait l'homme.  

"Ne vous excusez pas. Ces tatouages que vous avez imaginé, ce sont les vôtres."  

"Les miens ?" demanda-t-elle amusée.  

"Vos erreurs. Vos échecs. Vos douleurs. Vos peurs."  

Le silence s'installa de nouveau.  

"Je m'appelle Te'Ruhu" dit-il finalement pour briser le silence.  

"Armel" fit-elle en tendant sa main vers le Maori qui la serra avec circonspection.  

"Que venez-vous faire à Wellington, Armel ?"  

Elle se lanca dans l'explication de sa mission sur cette plage dont le soleil couchant innondait le ciel de milles couleurs. Il s'intéressa un peu plus à ce qu'elle faisait et connaissait la plupart des écoles où elle se rendrait. Des enfants difficiles d'après lui, surtout pour quelqu'un venu de Londres.  

"Les jeunes n'aiment pas les blancs, mais ils en adoptent tous les vices... Ils fument, ils dealent, ils insultent leurs ainés, ils..."  

Au fur et à mesure que Te'Ruhu s'exprimait, le visage d'Armel se décomposait. Dans quel calvaire venait-elle de se retrouver ?  

"Merde... Comment je vais faire ...?" fit-elle les larmes aux yeux. Les angoisses ressurgissaient doucement.  

Le Maori jaugea la jeune femme un instant.  

"Passez à la Grande Hutte demain, celle que vous voyez là. Je vous ferais un repas et vous rencontrerez quelques jeunes... Ca devrait déjà vous aider."  

Les épaules d'Armel eurent quelques soubressauts, elle tentait de contrôler son angoisse.  

"Mais ça..." fit-il en pointant les tatouages dessinés par la jeune fille "Vous allez devoir le régler aussi."  

"Dessinez vos erreurs, vos douleurs, vos peurs... Je vous aiderais à faire face."  

La phrase de Te'Ruhu résonnait dans la tête d'Armel qui vivait peut-être le voyage initiatique de sa vie, celui qui lui permettrait d'atteindre la paix intérieure.