-« Que ?... Quoi ?! Tu t’es fait tatouer toi aussi ? »  

Joey n’en revenait pas. Son vieux avait le demi-siècle passé, les derniers cheveux qu’il lui restait étaient gris acier et malgré le fait qu’il soit toujours bien « tanké » de son ancienne carrière de manutentionnaire, il bossait maintenant dans un bureau.  

-« Yep, c’est une sorte de croisement entre un petit diablotin et un petit ange »  

Mais bordel tout le monde se faisait tatouer n’importe quoi. Entre son vieux qui se fait tatouer du « kawaii » et son pote alcoolo qui s’était fait un moteur de Harley de trente centimètres entre les omoplates…  

Ca faisait près d’un an qu’il réfléchissait à la gravure qu’il allait se faire sur la peau. Ca le hantait certaines nuits. Il se réveillait et replongeait dans ses quelques croquis et schémas qu’il avait dessiné sur les bancs de la Fac. Et tout autour de lui, il voyait ses proches se faire tatouer ou piercer sur un coup de tête. Le pire selon lui était arrivé il y a deux semaines, lorsque sa copine lui fit une surprise en l’embrassant avec son tout nouveau piercing sur la langue.  

Reflexe direct, il l’a repoussé, et ça continue depuis deux semaines.  

Les gravures de peau ou les autres « conneries de décorations » que sont les piercings ne devraient pas être si facilement réalisables. C’est l’expression de l’âme du porteur, c’est une identification de soi même… Il est presque trois heures du mat. Il se roula un pet’ pour aider à s’endormir et ne pas penser à tout ces cons.  

Le portable vibrant sur la table de chevet réveilla Joey, la tronche éclatée par une nuit trop courte. Coupure de courant dans la nuit, l’heure sur le réveil clignotait, il était dix heures passé. Il attrapa son portable pour voir qui essayait de le joindre. Deux appels en absence et un SMS signé Julie. Court, bref, mais difficilement traductible, comme d’hab.  

« on c tro éloigné en 2 semN g reflechi sur ns 2. Jsui plu amoureuse g trouvé kkun dotr. Lui kiff mon piercing »  

Quelques secondes pour comprendre. Quelques minutes pour atterrir. Quelques heures pour chialer.  

Il attrapa une feuille de papier et un crayon et se remit à dessiner des tatouages. La plupart glauques.  

Il regarda son croquis, puis coupa la radio. Il venait de dessiner un cœur humain sanglant avec au dessus deux yeux de démon et l’inscription « No More Heartache ». 14h30 à sa montre. Il enfoui sa feuille de papier au fond de sa poche et attrapa les clefs de sa voiture.  

Le tatoueur regarda le schéma et leva ses yeux vers Joey. Il lui demanda s’il y avait bien réfléchi. Joey lui répondit que ca faisait un an qu’il réfléchissait. Le barbu lui indiqua le fauteuil où s’assoir.  

Tu veux de la couleur ? Des reflets rouge sang sur le cœur. Pas dans les yeux ? Non.  

Toute l’après-midi et toute la soirée à picoler et rouler. Son pote le rejoignit peu avant minuit, lui aussi dans un bel état. Il remarqua tout de même le pansement sur l’épaule de Joey et en déduit qu’il s’était fait tatoué. Ce dernier lui montra « l’œuvre d’art » en enlevant la compresse. La fin de la bouteille indiquait qu’il était l‘heure de se coucher.  

Julie est terrorisée, des larmes de panique sur les joues, le regard affolé. Elle supplie Joey de lui pardonner. Son mascara avait déjà inondé son visage. L’énorme couteau de cuisine frappa à plusieurs reprises sa poitrine. Le rouge envahit la vision. Et à chaque coup de couteau, l’assassin hurlait  

No…  

More…  

Heart…  

Ache !  

Joey se réveilla en catastrophe, totalement en nage. Ce n’était qu’un rêve. Il calma sa respiration et regarda ses mains. Contrairement à tous ces films d’horreurs débiles, elles étaient clean. C’était juste un rêve. Le temps d’émerger, il se rendit compte qu’il avait déjà fait péter un jour et demi de fac. Il se prépara pour y être à treize heures.  

Il retrouva son pote de cuite devant la fac, assis sur les rambardes de sécurité le long du trottoir, à fumer un mélange euphorisant. Ils se racontèrent vaguement les trips qu’ils s’étaient tapés, jusqu’à ce que le regard de Joey se pose sur Julie, sur le trottoir d’en face. Elle était en train de faire l’inventaire avec sa langue du nombre de dents de cet enculé de Petrucci, un connard qu’était en philo. Il sentait le sang monter en lui, d’énormes bouffées de chaleurs, des sueurs froides qui glissaient le long de son dos, et une voix grave et lointaine lui susurrer  

No…  

More…  

Heart…  

Ache…